Il n'y a plus de vie où il ne se passe rien. On est prêt à dégainer. Que la sonnerie se déclenche en mode vibreur - il semble alors qu'il fasse partie du corps, on fait semblant de l'éloigner de la cuisse ou de la poitrine, mais c'est aussitôt pour se rapprocher, juste à l'oreille, le visage un peu penché - ou bien qu'elle se module au faux hasard du sac - et dans la précipitation hypocritement dévolue au désir de ne pas déranger l'entourage se cache un manque compulsif, une fêlure de l'autonomie -, il est le maître. On peut faire semblant de le dominer, le mien est presque toujours fermé, je reste parfois des heures sans l'allumer, les phrases de la mauvaise conscience sont les mêmes qu'on emploie à propos de la télé, mais la consultation épisodique n'est pas si olympienne. Un message, un texto. Et rien, parfois. Ce rien-là n'est pas un constat de béance, mais le début d'une attente. « T'es où ? » « Où es-tu ? » Les codes sociaux, la proximité affective de l'interlocuteur déclinent différemment cette même interrogation métaphysique. Après avoir saisi l'autre dans son temps, on veut le capturer dans son espace. Il y a une anthropophagie du téléphone portable, mais ce désir de manger l'autre, de se rassasier de l'autre quelques secondes, cache une inquiétude plus sourde, inguérissable désormais. On dit : « On ne pourrait plus s'en passer », et c'est vrai. On dit : « C'est pratique », et c'est plus discutable. Est-il si réconfortant de manifester la persistance d'un aveu ? Il va se passer quelque chose. Il doit.
Philippe Delerm : Ecrivain, auteur de « la Tranchée d'Arenberg et autres voluptés sportives » (Panama).
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