mardi 14 décembre 2010
La fable du fabuliste incertain (texte intégral)
La fable du fabuliste incertain
de Roland Dubillard
Je crois que je vais réciter une fable. Ce sera la fable d'un homme que j'ai connu. D'un homme, comment dire, oui, d'un homme mais distingué. Je veux dire que quelque chose le distinguait des hommes ordinaires. Cette chose c'était sa main gauche. Elle sortait trop de l'ordinaire pour qu'il la sortît volontiers de sa poche, cet homme, sa main. Il en avait honte. Elle était en bois. Ce n'est pas que le bois en lui même lui parût une chose honteuse, à cet homme. Non, même une main en bois qu'il eût trouvée par hasard, il l'aurait serrée volontiers. Que cette main en bois lui appartînt à lui n'était pas non plus ce qui le rendait honteux. Non: il y a des hontes qui ne se raisonnent pas. On pourrait croire que ma fable s'arrête là, avec cette morale déjà forte. Pourtant, je continue, vous allez voir.
J’ajouterai d’abord que cet homme, sa honte s’expliquait d’autant moins qu’elle n’était pas seule, sa main gauche, à être en bois, à cet homme. Le bras gauche aussi, il l’avait en bois. Et tout. C’était un homme en bois, un bonhomme en bois. J’aurais dû commencer par là. Je la récite mal, cette fable. En fait, c’est l’histoire d’un bonhomme en bois, comme on en voit beaucoup, en bois ordinaire. Rien de très particulier. Si : sur la tête, on lui avait collé des cheveux très longs. Et j’ajoute : verts. Des cheveux verts. Vous verrez plus tard l’importance de ce détail.
Alors un jour qu’il était sur le bord d’une route, immobile… Bien sûr immobile, je n’ai pas dit que ce fut un robot ! non ! - un bonhomme en bois, tout ce qu’il y a d’ordinaire, sauf que précisément… çà, j’aurais dû le dire, il avait une raison supplémentaire de ne pas bouger, c’est que… (comme je raconte mal !)… ses deux jambes l’apparentaient aux sirènes. Oui : elles étaient soudées. Elles faisaient bloc. Une seule grosse jambe, si vous voulez, mais grosse. Et c’est tout de même ce qui lui permettait de tenir debout, à ce bonhomme de bois, cette espèce de boule cylindrique ; des pieds ne lui auraient pas suffi, vu sa hauteur. Car il était très grand. Immense. C’est même ça qui frappait au premier coup d’œil, j’aurais dû le dire.
Donc, un jour qu’il attendait sur le bord de la route, solidement planté dans le sol, en rang… en rang, oui, parce que il y en avait plusieurs, il y en avait même beaucoup des comme lui, ça aussi j’aurais dû le dire au début... des deux côtés de la route ils étaient. Et ils attendaient en plein soleil. Il y avait bien de l’ombre, sur la route, mais ils ne pouvaient pas s’y mettre parce que c’est eux qui la faisaient, l’ombre, avec leurs longs cheveux verts… Avec leurs cheveux verts ; je ne sais pas pourquoi j’ai dit : longs ; c’est plutôt : larges qu’il faut dire ; comme des feuilles, quoi. Enfin bref ! Ce n’étaient pas vraiment des bonshommes en bois. C’était plutôt des arbres. Les arbres aussi sont en bois. Alors, ils attendaient tous ensemble comme ça. Je ne la raconte pas bien, cette histoire, mais après tout, une fable est une fable. Et puis l’important, c’est ce qui est arrivé à ce moment là.
Tout à coup – vous voyez l’enfilade des feuillages verts, n’est-ce pas, des deux côtés du chemin ? – tout à coup, tout au bout de l’enfilade, là où les deux bords ont l’air de se rejoindre à cause de la perspective, n’est-ce pas, et à cause de la couleur verte, on pourrait comparer ça à une bouteille – vue côté cul, n’est-ce pas, à travers son cul, à la bouteille – tout à coup, donc, au bout du goulot de la bouteille, si ce chemin était un chemin d’eau, où ils se miraient, les arbres... oui, c’était un canal, j’ai oublié de le mentionner, je suis impardonnable, tout à coup on entendit: boum ! C’est à ce moment que la fable commence.
Ce n’est pas la fable de la bouteille… Oui, ça aussi je ne sais plus comment je m’y suis pris, j’essaye de rendre les choses nettes et puis, plus elles sont nettes, plus c’est moi qui m’embrouille – oui, j’aurais dû dire carrément que c’était une bouteille, bien que ce ne soit pas l’histoire de cette bouteille que je veuille raconter. Non : en réalité, ce qui avait fait boum, c’était le bouchon. Et voilà la fable : c’est la fable du bouchon.
Donc, il était une fois un bouchon. De liège. Un de ces bouchons qui ont connu le tire-bouchon et ne s’en remettent jamais tout à fait ; capable de flotter mais qui n’en savait rien : et qui ne s’en serait même pas étonné si on le lui avait dit, car les bouchons flottent parfois, mais ne s’étonnent jamais ; un de ces bouchons dont on dit : mieux vaut boucher le bouchon que de boucher la bouteille, mieux vaut boucher la bouteille que de boucher le vin, mieux vaut boucher le vin que de boucher le buveur. Un bouchon. Rien d’extraordinaire. Mais distingué, cependant.
Pas n’importe quel bouchon, puisque le cinq avril 1939 à 17h30, c’est ce bouchon là que j’avais dans la main gauche. Il faisait un soleil adorable, et mon bouchon prenait dans la lumière déjà crépusculaire une couleur tendre, bois de rose. Ma main gauche aussi est en bois de rose. Et quoi qu’il m’arrive, jusqu’à l’heure de ma mort, je crois que je me souviendrai de cet instant qui, avec un bouchon de rien du tout, terminait la plus belle fable de ma vie. Je suis triste de l’avoir si mal racontée.
C’était la fable du bouchon et du fabuliste.
Roland Dubillard, né le 2 décembre 1923 à Paris, est un comédien et un écrivain français. Après une licence de philosophie sous l'influence de Gaston Bachelard, il débute comme comédien. Jean Tardieu lui commande ses premiers sketchs radiophoniques, Grégoire et Amédée, ce qui le fait connaître. Il écrit en 1961 sa première pièce de théâtre, Naïves hirondelles, qui remporte un franc succès. Son œuvre, essentiellement théâtrale, comporte également des nouvelles, deux recueils de poésies, un essai et un journal intime, elle flirte souvent avec un absurde très subtilement distillé, faisant de Dubillard un frère spirituel de Ionesco et Beckett. Il joue également dans plusieurs films : Le Témoin et Les Compagnons de la marguerite de Jean-Pierre Mocky, et surtout La Grande Lessive du même Mocky où, flanqué de Bourvil et Francis Blanche, ils forment un trio aussi poétique que drolatique, Il ne faut pas boire son prochain en 1997 de Patrice Leconte, Polar de Jacques Bral où il incarne avec une truculence retenue un journaliste mélancolique, Les vécés étaient fermés de l'intérieur de P. Leconte... Sa fille, Ariane Dubillard, est comédienne et chanteuse. Il a écrit « la fable du fabuliste incertain » en 1947.Très longtemps inédite, elle reste très difficile à trouver en édition papier. Jusqu’à aujourd’hui, elle était introuvable sur le web.
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2 commentaires:
Trés amusant. I don't write french very well, but, actually I understand it well. I will get back more often. I also speak spanish. I hope I'll be able to comment on french soon.
Je trouve que c'est dommage, car on a beaucoup parlé des bonshommes en bois et pas beaucoup du bouchon, comme quoi...
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